Trasparition 1: Manta Ray

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TRANSPARITION 1 : à propos de Manta Ray de Phuttiphong Aroonpheng

Ou le bref séjour sur terre d’une raie manta.
(« For the Rohingyas »)

Des présences lumineuses hantent la forêt et l’océan. Sur terre ce sont des sortes de lucioles électriques qui parsèment les bois, dans la mer il y a des roches phosphorescentes. Parfois ces roches se retrouvent dans la terre, enfouies, parfois elles émergent d’elles-mêmes avec leur triste lueur opalescente et fantomatique, renforcée par des nappes sonores de profonds murmures électroniques. Dans la mer il se pourrait que ces émanations lumineuses attirent les raies manta, ou peut-être se transforment-elles en ces animaux mi-organiques, mi-divins. C’est dans cette atmosphère d’obscurité et de points lumineux que se forge une narration ponctuée de disparitions, de retours, et d’apparitions.

Située dans une contrée littorale de la Thaïlande, l’histoire déplie la naissance d’une amitié entre deux hommes qui se retrouvent liés par le hasard d’un glanage marécageux. Un jeune pêcheur aux cheveux teints en blond découvre un corps meurtri empêtré dans la boue et les racines labyrinthiques de la mangrove. Il le soigne et lui apprend tout ce qu’il sait. Le rescapé, mutique tout au long du film, imite les gestes, et progressivement remplace cet ami blond qui un beau jour disparaît mystérieusement. Des corps prennent la place d’autres corps, comme un jeu de racines, dont les extrémités plongent vers des secrets obscurs de massacres, d’enfouissements et de souffrance. Le film, dédié au Rohingyas, semble prendre à son compte la découverte de fosses communes dans les mangroves thaïlandaises, remplies d’êtres échoués ou assassinés.

Derrière la quotidienneté affichée de la narration, de sourdes magies noires et lumineuses pointent, comme ces pierres lumineuses qui poussent hors du sol tels de jeunes pousses d’arbre ou de vieux cadavres revendiquant une attention. Derrière le banal et le kitch assumé des lampions et boules à facettes colorées, la lumière des fêtes foraines et des dance-floors improvisés, se faufile une luminosité différente, surréelle. C’est d’une certaine ob-scénité consubstantielle à lumière dont je veux parler ici et qui me semble fonder, paradoxalement, la profonde intimité de ce film. L’intimité se joue en effet sur deux plans. D’abord elle a lieu dans des espaces consacrés, entre des corps matérialisés, elle a une scène où se déplier entre deux êtres charnels : dans un halo de lumière sous une moustiquaire, dans une source d’eau chaude, sur une moto… Mais l’intimité se phénoménalise aussi dans un ailleurs de la scène, où elle n’a pas lieu à proprement parler, elle a champ de force et elle implique des présences multiples et incommensurables.

Dans l’image ci-dessus, l’homme échoué se retrouve seul, après la disparition de son sauveur, assis sur le bord du ponton de la maison sur pilotis où il a été hébergé. Assis sur le bord de l’image ses pieds pendent au dessus de l’eau qu’il regarde. Au fond de l’eau apparaissent des lumières qui semblent l’attirer, comme un piège optique. La surface de l’eau partage deux espaces que cet homme a traversé. Visitant le royaume de l’air il diffère encore son retour au royaume de l’eau. Peut-être est-ce un Rohingya rescapé. Peut-être est-ce une raie manta métamorphosée. Dans les deux cas le film semble indiquer que les lumières peuvent attirer ces êtres, que certains chassent peut-être, que d’autres consacrent peut-être. Dans la forêt où on enterre des corps (et le jeune pêcheur blond semble participer parfois à ces missions, à contre-coeur), la nuit, un homme armé d’une mitraillette et recouvert de guirlandes lumineuses siffle et paraît traquer quelque chose ou quelqu’un. Le jeune pêcheur fait ce même sifflement lorsqu’il jette dans la mer les pierres spéciales qu’il récolte dans le sable afin d’attirer, dit-il, les raies manta géantes.

La triboluminescence est un phénomène lumineux produit par des cristaux lorsqu’ils sont fracturés ou frottés (tribein : frotter). Dans le film, le jeune pêcheur-cueilleur frotte les pierres qu’il glane afin d’en révéler leurs propriétés. Le film est fait d’un frottement permanent entre les royaumes, le frottement des doigts du quotidien sur le cristal du mystique.

Les lumières fondent une relation possible entre les royaumes du visible et le l’invisible, de l’air et de l’eau, de l’inanimé et de l’animé. Une relation de capture, mais aussi de captivation, un piège optique à double tranchant pouvant aboutir à une destruction autant qu’à une création, générant un circuit de disparitions et d’apparitions que j’appelle la transparition, ou l’apparition à travers un autre.

Dans les écologies sous-marines les lumières ponctuelles sont omniprésentes et elles sont produites par les organismes eux-mêmes, c’est la bioluminescence. Bien souvent ces lueurs sont produites afin d’attirer un compagnon ou au contraire une proie. Elles sont le plus souvent d’un bleu-vert, mais peuvent tendre davantage vers le jaune chez certains organismes et, très rarement, être rouge chez d’autres. Un enjeu majeur dans l’océan consiste à faire la part des choses entre les pièges mortels et les lieux d’accueil, et engage à des choix expérimentés de la part des organismes. Toute lumière émise y est une affaire de vie ou de mort. Émettre une lumière est un jeu dangereux dans un univers obscur, sans solide, sans cachette, sans évènement optique autre que des apparitions éphémères de lumières aux rythmes, intensités et temporalités variés. La lumière y est toujours signe d’une interaction, d’un évènement relationnel : luminescence déclenchée par une réaction au contact, par un effroi, par un désir de proximité pouvant aller jusqu’à la consommation, par un effort pour disparaître (camouflage dans la lumière ou effets de diversions), par une solitude trop prolongée peut-être et qui cherche une résolution, une hybridation, voire une métamorphose. C’est en tout cas toujours avec un autre qu’on apparaît et souvent dans un autre, au travers d’un autre. Les seuls organismes pouvant émettre une lumière stable sur une aussi longue période que ces pierres que l’on voit dans le film de Aroonpheng sont les bactéries en colonie. L’organisme étendu qu’elles forment ainsi regroupée sur de la matière organique en décomposition ou à l’intérieur d’un autre organisme vivant (intestins ou photophores consacrés pour les symbioses) émet une lumière stable sur un cycle de 24h. Elles se retrouvent au coeur de plusieurs symbioses importantes avec des céphalopodes, des poissons ou encore des éponges. À travers ces corps, littéralement, elles émettent leur lumière, que les hôtes ou médiums consacrés, utilisent à leurs propres fins. Dans ces enchâssements s’intègrent des niveaux d’existence très différents : la sépiole euprymna scolopes forme une symbiose avec la bactérie vibrio fischeri dont la bioluminescence est utilisée par la sépiole afin d’imiter la lumière descendante de la lune dans la colonne d’eau pour occulter au prédateurs sa silhouette vue du dessous.

Pierres vivantes bioluminescentes ou cristaux triboluminescents, les sources lumineuses décomposent le spectre que l’on croyait stable de la lumière du médium cinématographique. Lumière blanche éclatée, vagabonde, diffractée, complexifiée, enfin politisée.

Mystérieuses lumières de ce film dans un monde où la lumière est omniprésente et nous paraît souvent aller de soi, naturel. Mais voilà qu’ici la lumière est dénaturalisée, ou plutôt nous assistons à une vitalité post-naturelle de la lumière, faite de rapports d’oppression, de tragédies, de désirs, en fait d’une véritable politique du vivant : biophotopolitique.

Le film frotte contre la lumière pour en révéler les récits cachés. C’est cette irritation qui produit les éclats de lumières surréelles ou hypersensibles, et qui ouvre à la possibilité d’un lien, d’une création, d’une transparition. 

L’homme rescapé se confond de plus en plus avec son sauveur et finit même par le remplacer par la force des choses : il reprend la maison, la moto, le métier, les habitudes, l’ex-femme, la passion des pierres, les cheveux blonds…. Une femme disparue qui fait retour, puis l’ami disparu réapparaît aussi mystérieusement qu’il avait disparu, et le rescapé fait alors lui-même son retour à la mer, pour se retransformer en raie manta, dont l’éclat du ventre présenté à la caméra clôt le film sur un petit pan de mur blanc, une communion retrouvée des couleurs au sein d’une clarté vivante.

Est-ce la lumière elle-même, méta-organisme, qui cherche des lieux d’inscriptions ? Le cinéma est-il l’un de ces lieux ? Quelle est la nature de la lumière de cinéma, quelle est sa politique ?

Une telle perspective nous invite à devenir sensible aux devenirs et diverses intrications matériels du cinéma : d’où vient l’énergie dépensée pour produire la lumière de l’image, où va-t-elle, où se loge-t-elle en nous, à quoi participe-t-elle, quelles rencontres, quels massacres ? Du cristal nécessaire à la fabrication des nouveaux écrans, aux formes (industrialisées) de productions de subjectivités contemporaines (individualisations ou cristallisations), la fabrique de la lumière et ses réseaux sensibles nous offrent des pistes de critique mais aussi de composition. Situer la pensée de la lumière entre la lueur du piège et l’éclat de la rencontre, et toujours dans ses processus matérialisés et vivants. 

À suivre.

jb

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