La vidéosurveillance en images de cinéma

Dans une séquence de Nue, roman de l’auteur belge Jean-Philippe Toussaint, le narrateur est à la recherche d’une femme prénommée Marie. Il contemple un mur d’écrans de vidéosurveillance dans le musée où Marie se trouve peut-être :

Les différents moniteurs diffusaient une mosaïque d’images silencieuses, pour la plupart statiques et fortement pixellisées, parfois instables, légèrement saccadées. La rangée supérieure de moniteurs se concentrait sur les environs du musée […]. Sur l’autre rangée, tous les écrans diffusaient des images de l’intérieur du musée, mais on ne percevait aucun détail précis, seulement un grouillement continu de foule indifférenciée qui se pressait dans les salles d’exposition. Je m’approchai et me mis à passer les écrans en revue, je les scrutais les uns après les autres, détaillant leur surface avec soin, fouillant la trame électronique des moniteurs pour essayer de faire surgir la silhouette de Marie dans la foule—mais il n’y avait pas de trace de Marie sur les écrans.

L’image de vidéosurveillance apparaît comme le piètre instrument d’une enquête visuelle. Indécise, fourmillante, la matière d’image fournie par les moniteurs semble déficiente dans une stricte perspective de surveillance ou d’identification. La figure humaine se voit entièrement dissoute en un “grouillement continu de foule indifférenciée” voire volatilisée, Marie restant introuvable.

À l’image des moniteurs décrits par Toussaint, les images de vidéosurveillance présentent un étrange paradoxe. Considérées (en termes juridiques, notamment) comme moyens d’élucidation fiables du réel, elles souffrent de carences évidentes, à commencer par leur basse définition. L’usage de ces images implique une logique de soustraction et d’allègement : vouées à circuler rapidement d’une banque de données à une autre, ces images sont soumises à un impératif de légèreté. C’est leur dimension contradictoire : elles doivent être à la fois gorgées d’information visuelle et assez légères pour circuler rapidement en réseau. Après Hito Steyerl, Antonio Somaini constate que ces images de base définition forment un cosmos pictural à part entière :

Tout un monde d’images en basse définition, de « poor images » selon l’artiste et théoricienne allemande Hito Steyerl qui les présente comme « the lumpen proletarians in the class society of appearances » : des images bruitées, pixellisées, parasitées, floues, floutées, dégradées, mais qui ont pour propriété commune la legerete, la capacité d’occuper peu d’espace sur les disques durs et sur les serveurs et de circuler rapidement à travers la toile.

L’étude des destins de la vidéosurveillance au cinéma suggère que leur imprécision ne les disqualifie pas d’usages créatifs. Au contraire : Martine Beugnet considère par exemple les approximations de l’image électronique comme un nouveau vivier de formes visuelles — formes non-opérantes dans une stricte perpective opératoire, mais prégnante esthétiquement : « Au lieu de la HD, ou de la 3D, ne serait-ce pas du côté de la basse définition, dans les territoires incertains de ses images granuleuses, que se déploieraient la richesse plastique et la sensibilité […] de l’image numérique ? ». L’ouvrage Search Terms : Basse Def, dirigé par Nicolas Thély, recense et théorise les rapports entre démocratisation numérique des manières de faire image et réappropriations artistiques de ces images dans l’art. En insistant sur les reprises d’images issues de communications privées en ligne (par webcam, notamment), les auteurs démontrent que l’appauvrissement apparent de ces images donne lieu à un potentiel imaginaire et affectif d’autant plus important qu’il concerne des images issues de production amateur. Enfin, très récemment, Francesco Casetti et Antonio Somaini ont proposé dans La haute et la basse definition des images une cartographie théorique des usages médiatiques et artistiques des images numériques. Témoin d’une révolution dans l’économie du visible, l’image de surveillance en basse définition est ainsi pétrie de paradoxes fructueux : symbole d’un panoptique numérique e t dispositif imprécis, témoin de la condition d’existence en réseau des images contemporaines e t technique déjà archaïque, dépassée par des systèmes algorithmiques d’identification des individus.

Dragonfly Eyes (Xu Bing, 2017)

Mais la vidéosurveillance reste aujourd’hui, pour les artistes, une invitation au travail, et la matière première d’une investigation visuelle foisonnante. Leurs œuvres traitent de la basse définition comme matière poétique et politique et qui, ce faisant, arpentent les limites entre art numérique, art plastique et cinéma. Si la vidéosurveillance est l’un des domaines où l’on constate le plus manifestement les “puissances” accordées à l’image mouvante, les artistes vérifient, critiquent et détournent ces puissances supposées. Plusieurs œuvres récentes suggèrent un tournant dans le traitement esthétique des images de surveillance, et en particulier de la surveillance de basse définition. Dragonfly Eyes (Xu Bing, 2017) et Ailleurs, Partout (Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter, 2020) par exemple, sont des films entièrement composés d’images de vidéosurveillance prélevées en ligne. Chacune de ces œuvres prend l’approximation visuelle pour condition de possibilité d’une histoire : parce que les images de vidéosurveillance sont imprécises et réduisent les corps à des silhouettes indistinctes, elles s’offrent à des reprises narratives et participent à des fables inventées à partir de leur caractère visuel trouble.

Brouillés par le grain, les visages et les corps captés par la vidéosurveillance fournissent une matière indécise, disponible à toutes les reconfigurations construites par le montage et le doublage. Bing, Ingold et Peremulter démontrent ainsi que ces images sont défaillantes parce qu’approximatives, dans une pure perspective d’identification, mais qu’inversement, dans la perspective d’une invention formelle ou narrative, elles sont performantes parce qu’approximatives.

Ailleurs, partout (Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter, 2020)

A Lack of Clarity (Stefan Kruse, 2019), Il n’y aura plus de nuit (Eleonore Weber, 2020) et Nightvision (Clara Claus, 2021) : chacun de ces films témoigne de la fécondité des images de vidéosurveillance approximatives. Kruse démontre que le matériel de pointe conçu pour la vision nocturne génère une sorte d’hallucination qui confine à l’abstraction. La neutralisation des variations entre éclairages diurne et nocturne, sujet commun au film de Kruse et à celui d’Eleonore Weber, suggère une autre forme de confusion : si le regard se fait plus étendu en apparence (la vision peut se propager indifféremment à la tombée de la nuit), cette vision nocturne produit une étrange déréalisation de l’acte de voir.

La vision de nuit donne son titre au film de Clara Claus. Tourné lors d’une résidence dans les Hamptons auprès du photographe Thomas Hoepker, ce moyen-métrage est en partie composé d’images de vidéosurveillance nocturne. On y devine un rôdeur circulant autour de la grande maison où Claus séjournait au cœur de l’hiver. L’investigation visuelle de ces images mise en scène par Claus (par des retouches de l’image, des lectures en boucle, des zooms menant les formes à un haut degré de flou et d’indistinction) désigne une fois encore la tension entre une impuissance pragmatique (ces images de basse définition, au grain épais, ne révèlent pas l’identité du rôdeur) et une puissance imaginaire (par leur approximation, elles ouvrent les images à leur part onirique, et provoquent un délire d’interprétation visuelle qui touche au rêve, au fantasme).

Enfin, il s’agira d’évaluer les enjeux de ce nouveau “cinéma de seconde main” (Blümlinger, 2013). Chacune de ces œuvres reconfigure en effet des images largement laissées de côté, et propose en cela une nouvelle forme de production audiovisuelle. Les artistes cités mobilisent non pas les instants prégnants de la vidéosurveillance (l’instant où le dispositif capte un larcin ou un événement déterminant) mais des temps morts, des non-événements, des images a priori insignifiantes. Jouant sur la torpeur propre au dispositif (durée continue, fixité du cadre), ces artistes injectent une énergie dans des images désœuvrées.

Dragonfly Eyes (Xu Bing, 2017)

Rémi Lauvin